12
— Dieu dit : « Attends ! » Ainsi me retrouvai-je arrêté aux portes du Ciel, moi et mes compagnons, les anges qui, le plus souvent, allaient et venaient comme je le faisais moi-même ; Michaël, Gabriel et Uriel étaient là aussi, bien qu’ils ne fussent pas au nombre de mes compagnons.
« “Memnoch, mon accusateur”, dit Dieu, et ces paroles furent prononcées avec une douceur caractéristique et un immense rayonnement lumineux.” Avant que tu n’entres au Ciel, et que tu n’entames ta diatribe, retourne sur Terre et observe attentivement et respectueusement – je parle ici de l’humanité – tout ce que tu as vu, de sorte que lorsque tu reviendras à moi, tu te seras donné toutes les chances de comprendre et de témoigner de tout ce que j’ai accompli. J’affirme aujourd’hui que l’humanité fait partie de la nature, et qu’elle est soumise aux lois de la nature que tu as vu progressivement se dévoiler. Personne, mieux que toi, n’est à même d’appréhender cela, excepté moi.
« Mais vas-y une fois encore, et constate par toi-même. Alors, et alors seulement, je convoquerai tous les anges, de tous les rangs et de tous les talents, et j’écouterai ce que tu as à dire. Emmène ceux qui sont en quête des mêmes réponses que toi et laisse auprès de moi ceux qui ne se sont jamais soucié, n’ont jamais prêté attention ni pensé à quoi que ce soit d’autre que de vivre dans Ma lumière.”
Memnoch s’interrompit.
Nous cheminions lentement sur le rivage de la mer étroite et arrivâmes dans un endroit où de gros galets constituaient un site naturel où s’asseoir et se reposer. Je n’éprouvais pas de réelle lassitude au sens physique, mais changer de position semblait aiguiser mes craintes, ma concentration et mon impatience d’entendre ce qu’il avait à me raconter. Assis à ma gauche, il se tourna légèrement vers moi, et ses ailes s’estompèrent une nouvelle fois. Mais, auparavant, elles s’étaient élevées puis déployées, celle de gauche bien au-dessus de ma tête, et j’avais été stupéfait de leur envergure. Puis elles avaient disparu. Car il n’y avait tout simplement pas de place pour elles lorsque Memnoch était assis, en tout cas lorsqu’elles étaient repliées.
Il poursuivit :
— À ces mots, il y eut un grand émoi au Ciel pour savoir qui désirait m’accompagner et étudier la Création et qui préférait rester. Comprenez bien que, comme je vous l’ai dit, les anges connaissaient la Terre entière, et nombre d’entre eux y avaient déjà passé plusieurs années, tombant amoureux de criques et de vallées, et même des déserts qui avaient commencé à apparaître. Mais le message que Dieu m’avait délivré était particulier – Va, et apprends tout ce que tu pourras sur l’humanité – et le problème était de déterminer qui manifestait autant d’intérêt ou de passion que moi envers les mystères de la race humaine.
— Un instant, l’interrompis-je. Si vous voulez bien me pardonner. Combien d’anges y a-t-il ? Vous avez cité Dieu quand il a dit “de tous les rangs” et “de tous les talents”.
— Vous connaissez sûrement une partie de la vérité par la littérature et les légendes. Dieu nous a créés en premier – nous, les archanges – Memnoch, Michaël, Gabriel, Uriel, et bien d’autres dont les noms n’ont jamais été découverts, volontairement ou par inadvertance, aussi je préfère ne pas en parler. Le nombre total d’anges ? Cinquante. Et, comme je le disais, nous avons été créés les premiers ; quant à savoir qui est arrivé précisément avant quel autre, c’est devenu au Ciel un sujet de controverse hystérique, dont je me suis désintéressé depuis déjà fort longtemps. En outre, je suis convaincu que, de toute façon, je suis le premier. Mais c’est sans importance.
« Nous sommes ceux qui communiquons de la manière la plus directe avec Dieu, et aussi avec la Terre. C’est pourquoi nous avons été qualifiés d’anges gardiens, aussi bien que d’archanges, et il arrive parfois que dans les écrits religieux, on nous octroie un rang inférieur. Mais nous ne sommes pas de rang inférieur. Nous possédons la plus forte des personnalités, doublée d’une considérable souplesse, entre Dieu et l’homme.
— Je vois. Et Raziel ? Et Metatron ? Et Remiel ?
Il sourit.
— Je savais que ces noms vous seraient familiers. Tous ont leur place parmi les archanges, mais il m’est impossible de vous expliquer cela pour l’instant. Vous le saurez quand vous serez mort. Et, de plus, c’est presque trop complexe à appréhender pour un esprit humain, même un esprit vampirique comme le vôtre.
— Très bien, répondis-je. Mais les noms que vous citez se réfèrent à des entités véritables. Sariel est une entité.
— En effet.
— Zagzagel.
— Oui, aussi. Mais laissez-moi continuer. Procédons par ordre. Comme je vous l’ai dit, nous sommes les messagers de Dieu, les plus puissants des anges, et, comme vous le pouvez le constater, je suis rapidement devenu l’Accusateur de Dieu !
— Et Satan signifie accusateur, ajoutai-je. Et tous ces noms épouvantables que vous détestez sont, d’une manière ou d’une autre, liés à cette idée. Accusateur.
— Exactement. Et les auteurs des Écritures saintes, ne connaissant que des bribes de la vérité, ont cru que c’était l’homme que j’accusais, et non pas Dieu ; mais il y a des raisons à cela, comme vous ne tarderez pas à le comprendre. On pourrait dire que je suis devenu le Grand Accusateur de chacun. (Il paraissait légèrement exaspéré, toutefois il reprit bientôt, d’un ton calme et mesuré :) Mais mon nom est Memnoch, me rappela-t-il, et il n’existe pas, et n’a jamais existé, d’ange plus puissant ou plus intelligent que moi.
— Je vois, répondis-je, par pure politesse.
Et aussi parce qu’en fait je ne remettais absolument pas cette affirmation en cause. Pourquoi en aurais-je douté ?
— Les Neuf Chœurs ? demandai-je.
— Tous présents. Les neuf chœurs, bien sûr, qui composent le bene ha elohim. Si bien décrits par les érudits hébreux et chrétiens, grâce aux époques de révélation et de désastre, peut-être, encore qu’il soit difficile de déterminer la nature de chaque événement. La première triade est constituée des trois chœurs, les Séraphins, les Chérubins et les Trônes, ou Ophanins, comme je préfère les appeler. Et cette première triade est généralement entièrement dévouée à la gloire de Dieu. Ils Lui sont asservis, s’accommodent parfaitement de la lumière qui pourrait en aveugler ou éblouir d’autres, et, du reste, ne s’éloignent jamais vraiment de cette lumière.
« Parfois, lorsque je suis en colère et que je fais de grands discours au Ciel tout entier, je les accuse… si vous voulez bien me pardonner l’expression… d’être retenus à Dieu comme par un aimant et de ne pas avoir de libre arbitre ou de personnalité comme nous en possédons. Ils en sont pourtant dotés, incontestablement, même les Ophanins, dont les propos sont généralement les moins articulés et les moins éloquents, et tout ange de cette première triade peut être envoyé par Dieu pour accomplir ceci ou cela ; ils sont descendus sur Terre, et certains des Séraphins sont apparus de façon fort spectaculaire à des hommes et à des femmes. Il faut dire qu’ils vouent à Dieu une adoration sans bornes, ce qui est tout à leur honneur, ressentant sans aucune réserve l’extase de Sa présence ; comme Il les satisfait totalement, ils ne Lui posent aucune question et sont plus dociles, ou plus sincèrement pénétrés de Lui, tout dépend sous quel angle on se place.
« La deuxième triade comporte trois chœurs, que les hommes ont baptisés Dominations, Vertus et Puissances. Mais, à dire vrai, la différence entre ces anges et ceux de la première triade est infime. La deuxième triade est légèrement plus éloignée de la lumière de Dieu et ne peut s’en rapprocher davantage, compte tenu de ses dons, peut-être aussi n’était-elle pas aussi intelligente dès lors qu’il s’agit de logique ou d’interrogations. Qui sait ? La deuxième est très certainement plus docile, également ; toutefois, ces derniers font davantage d’allées et venues de la Terre au Ciel que les Séraphins, qui sont pourtant si dévoués, magnétisés, et parfois arrogants. Vous comprenez bien comme tout cela peut amener à des discussions.
— Oui, je vois.
— Ces deux triades chantent continuellement lorsqu’elles sont au Ciel, et aussi, la plupart du temps, lorsqu’elles sont sur Terre ; leurs cantiques s’élèvent spontanément et inlassablement vers le Paradis, ils ne surgissent pas avec la jubilation volontaire de mes chants ou de ceux qui me ressemblent. Pas plus qu’elles ne gardent le silence pendant de longues périodes comme ceux de mon espèce – les Archanges – peuvent être enclins à le faire.
« Lorsque vous serez mort, vous serez à même d’entendre les hymnes de toutes ces triades. Mais les écouter maintenant risquerait de vous anéantir. Je vous ai laissé percevoir un peu du tumulte céleste, mais, pour vous, justement, cela ne peut rien être d’autre qu’un vacarme – le son des cantiques mêlé à celui des rires, et les jaillissements apparemment erratiques de bruits magnifiques.
J’acquiesçai. Cela avait été en effet à la fois douloureux et sublime.
— La triade la plus basse est censée inclure les Principautés, les Archanges et les Anges, continua-t-il, mais c’est fallacieux, comme je le disais. Parce que nous, les Archanges, sommes en fait les plus puissants et les plus importants, nous avons la personnalité la plus forte, et sommes les plus interrogatifs et les plus concernés.
« C’est pourquoi les autres anges considèrent qu’il y a en nous un défaut. Il ne vient pas à l’idée du Séraphin moyen d’invoquer la miséricorde pour l’humanité.
« Vous avez à présent une vision globale de l’ordre des choses. Les anges sont innombrables. Certains sont plus mobiles que d’autres, certains sont plus proches de Dieu, pour s’en éloigner ensuite lorsque la majesté est trop grande ; ils choisissent alors de se retirer et de chanter un cantique plus doux. C’est incessant.
« Mais l’important, c’est de savoir que les anges gardiens de la Terre, les Veilleurs, ceux qui se sont absorbés dans la Création, étaient issus de tous ces rangs ! Même des Séraphins sont sortis des gardiens, qui ont passé des millions d’années sur Terre et sont ensuite retournés chez eux. Aller et venir est fort banal. La tendance que je décris là est innée, mais pas immuable.
« Les anges ne sont pas parfaits. Vous pouvez d’ores et déjà vous en rendre compte. Ce sont des êtres fabriqués. Ils ne savent pas tout ce que Dieu sait, c’est une évidence pour vous et pour tout le monde. Mais ils en savent beaucoup ; ils ont la possibilité d’avoir accès à toute la connaissance possible si toutefois ils le désirent ; et c’est en cela que les anges diffèrent, comprenez-vous. Certains souhaitent tout apprendre dans le temps, et d’autres ne se préoccupent que de Dieu et de Son reflet dans celles des âmes qui Lui sont le plus dévouées.
— Je comprends, en effet. Ce que vous dites, c’est que chacun a raison là-dessus, mais que, d’une certaine façon, chacun a tort aussi.
— Plus raison que tort. Les anges sont des individus, c’est ça la clé. Nous, les déchus, nous ne sommes pas une espèce unique, si ce n’est que le fait d’être les plus intelligents, les plus brillants, et les plus aptes à comprendre, pourrait faire de nous une espèce à part, ce que je ne crois pas.
— Continuez.
Il se mit à rire.
— Vous pensez que je vais m’arrêter maintenant ?
— Je l’ignore, répondis-je. Et moi, je me place où dans tout cela ? Je ne parle pas de moi, Lestat de Lioncourt, mais de ce que je suis… le vampire que je suis.
— Vous êtes un phénomène surnaturel, lié au monde des vivants, tout comme un fantôme. Nous allons bientôt y venir. Lorsque Dieu nous a envoyés sur la Terre pour veiller, et pour étudier tout particulièrement l’humanité, nous étions aussi curieux des morts que des vivants – de cette couronne d’âmes que nous pouvions voir et entendre, rassemblées tout autour de l’univers, et que nous avons immédiatement appelée Schéol parce qu’il nous semblait que le royaume de ces âmes en pleurs était celui de la tristesse à l’état pur. “Schéol” veut dire tristesse.
— Et l’esprit qui a créé les vampires…
— Une minute. C’est très simple. Cependant, permettez-moi de vous exposer les faits comme je les ai perçus. Sinon, comment pourrez-vous comprendre ma position ? Ce que je vous demande – d’être mon lieutenant – est si personnel et si absolu que vous ne pourrez pas en saisir tout le sens si vous ne m’écoutez pas.
— Continuez s’il vous plaît.
— Entendu. Plusieurs anges se rassemblèrent et décidèrent de m’accompagner, de se rapprocher le plus près possible de la matière afin de mettre tout notre savoir en commun, de mieux comprendre, ainsi que Dieu nous avait demandé de le faire. Michaël est venu avec moi.
Une troupe d’autres archanges aussi. Quelques Séraphins étaient présents. Et quelques Ophanins. Et certains des ordres les plus bas, les moins intelligents de tous, mais qui n’en sont pas moins des anges, très épris de la Création et curieux de découvrir pourquoi j’étais autant en colère contre Dieu.
« Je ne saurais vous dire combien nous étions. Sitôt que nous atteignîmes la Terre, nous sommes partis chacun de notre côté pour avoir notre propre appréhension des choses ; toutefois, nous nous réunissions souvent et tombions immédiatement d’accord sur ce que nous avions vu.
« Nous étions unis par un intérêt commun dans le fait que Dieu prétendait que l’humanité faisait partie de la Nature. Nous ne parvenions tout simplement pas à comprendre comment cela pouvait être vrai. Nous allâmes donc en exploration.
« Très vite, j’appris que les hommes et les femmes vivaient maintenant en vastes groupes, à la grande différence des autres primates, qu’ils se construisaient des abris, qu’ils peignaient leurs corps de diverses couleurs, que les femmes étaient souvent séparées des hommes, et qu’ils croyaient à quelque chose d’invisible. Mais quoi ? Étaient-ce aux âmes des ancêtres, aux chers disparus restés prisonniers de l’atmosphère terrestre, désincarnés et confus ?
« En effet, il s’agissait des âmes de leurs aïeux, mais les humains vénéraient également d’autres entités. Ils imaginaient un Dieu qui avait créé les bêtes sauvages et auquel ils offraient des sacrifices sur des autels, considérant que le Tout-Puissant était un être doté de limites très précises, que l’on satisfaisait ou mécontentait aisément.
« Or, je peux affirmer que tout ceci fut une grande surprise pour moi. J’en avais perçu les signes précurseurs. Après tout, je vous ai fait parcourir des millions d’années au cours de mes Révélations. Mais le jour où je me suis approché de ces autels, lorsque j’ai entendu les prières spécialement destinées au Dieu des bêtes sauvages, lorsque j’ai pu remarquer avec quel soin et quelle réflexion ils se livraient à ces sacrifices – la mise à mort d’un bélier ou d’un cerf –, je fus très frappé de constater que non seulement ces humains en étaient arrivés à ressembler à des anges, mais qu’ils avaient deviné la vérité.
« Ils l’avaient découverte instinctivement ! Il y avait un Dieu. Ils le savaient. Ils ignoraient comment Il était, mais ils savaient. Et cette intuition semblait jaillir de la même essence que leurs esprits qui survivaient. Je m’explique.
« La conscience de soi, et celle de sa propre mort, avaient créé chez l’homme le sens de son individualité, et cette individualité craignait la mort, et l’anéantissement ! Elle la percevait, savait ce que c’était, et la voyait venir ! Et priait Dieu qu’il ne laisse pas une telle chose sans signification.
« Et c’était grâce à cette même ténacité – la ténacité de cette individualité – que l’âme humaine restait vivante après qu’elle eut quitté le corps, imitant la forme de ce même corps, se soudant à lui, pour ainsi dire, s’accrochant à la vie, se perpétuant en se façonnant au seul monde qu’elle connaisse.
Je gardais le silence. J’étais captivé par son histoire, et ne désirais qu’une seule chose, qu’il poursuive. Mais, bien évidemment, je pensais à Roger. Je pensais très fort à lui dans la mesure où Roger avait été le seul fantôme que j’avais jamais rencontré. Et ce que Memnoch venait de décrire était la version parfaitement organisée et tout à fait préméditée de Roger.
— Oh oui ! précisément, dit Memnoch, ce qui est probablement la raison pour laquelle il est venu à vous, quoique, sur le moment, j’en aie éprouvé une extrême contrariété.
— Vous ne vouliez pas que Roger vienne à moi ?
— J’ai observé. J’ai écouté. J’étais stupéfait, tout comme vous, mais d’autres fantômes m’avaient déjà surpris avant lui. Ce n’était pas si extraordinaire en soi, mais, en aucun cas, cela n’a été un phénomène orchestré par mes soins, si c’est ce que vous insinuez.
— Pourtant, cela semble tellement coïncider avec votre arrivée ! On croirait que les deux faits sont liés !
— Vraiment ? Quel est le lien ? Cherchez-le en vous-même. Ne pensez-vous pas que les défunts aient déjà tenté de parler par le passé ? Ne pensez-vous pas que les fantômes de vos victimes soient jamais venus mugir à vos oreilles ? Il est vrai que ceux-ci ont dû trépasser dans un état de béatitude et de confusion totales, ignorant que vous étiez l’instrument de leur mort. Mais il n’en va pas toujours ainsi. Peut-être est-ce vous qui avez changé ! Et, nous le savons vous et moi, vous aimiez ce mortel, Roger, vous l’admiriez, vous compreniez sa vanité et son amour de l’objet sacré, mystérieux et précieux, puisque vous-même possédez ces traits de caractère.
— Effectivement, tout cela est vrai, indubitablement, répondis-je. Mais je persiste à croire que vous étiez pour quelque chose dans sa venue.
Il était scandalisé. Il m’observa un long moment, comme s’il était sur le point de se mettre en colère, puis il éclata de rire.
— Pourquoi ? demanda-t-il. Pourquoi me serais-je donné la peine d’une telle apparition ? Vous savez ce que j’attends de vous ! Vous en connaissez les implications ! Vous n’êtes pas étranger à la révélation mystique ou théologique. Vous en étiez déjà conscient, de votre vivant, en France, lorsque, petit garçon, vous aviez réalisé que vous pouviez mourir sans avoir compris la signification de l’univers, et que vous vous étiez précipité chez le curé du village pour demander au pauvre homme, “Vous croyez en Dieu ?”
— Oui, mais les deux événements se sont précisément produits simultanément. Et lorsque vous affirmez qu’ils sont sans rapport, je… je n’arrive pas à le croire, objectai-je.
— Vous êtes la créature la plus butée que je connaisse ! Vraiment ! (Son exaspération, si elle s’était quelque peu adoucie et teintée de patience, n’en était pas moins évidente.) Lestat, ne voyez-vous pas que ce qui vous a attiré vers la complexité de Roger et de sa fille, Dora, s’apparente exactement à ce qui m’a poussé à venir à vous ? Vous en étiez arrivé à un point où vous tendiez vers le surnaturel. Vous imploriez le Ciel qu’il vous anéantisse ! Et le fait de prendre David a probablement constitué votre première étape véritable vers un péril moral absolu ! Vous pouviez vous pardonner d’avoir créé l’enfant vampire Claudia, parce que vous étiez jeune et stupide.
« Mais prendre David, contre sa volonté ! Vous emparer de son âme pour la rendre vampirique ? Ça, c’était le crime suprême ! Un crime qui invoque Dieu, qui invoque Son amour. David, auquel nous avons un jour accordé une vision fugitive de nous, tellement nous éprouvions de l’intérêt pour lui, quelle que fût la voie qu’il risquait de suivre.
— Ah bon ! donc l’apparition à David était délibérée.
— C’est ce que je viens de dire, me semble-t-il.
— Mais Roger et Dora, ils ont simplement croisé mon chemin.
— Certes. Et, naturellement, vous avez choisi la plus brillante et la plus séduisante des victimes ! Vous avez choisi un homme qui excellait autant dans tout ce qu’il faisait – ses meurtres, son racket, ses vols – que vous-même excellez à être ce que vous êtes. C’était une étape plus audacieuse. Votre soif augmente. Elle devient plus dangereuse pour vous et ceux qui vous entourent. Vous ne prenez plus les déchus, les démunis et les coupe-jarret. Ce qui vous intéressait chez Roger, c’était aussi la puissance et la gloire, non ?
— Je suis tiraillé, chuchotai-je.
— Pourquoi ?
— Parce que j’éprouve de l’amour pour vous, et que c’est un sentiment auquel j’accorde toujours de l’importance, comme nous le savons l’un et l’autre. Je suis attiré par vous. Je veux connaître la suite de votre récit ! Et pourtant, je pense que vous me mentez au sujet de Roger. Et de Dora, selon moi, tout est lié. Et lorsque je pense à Dieu incarné…
Je m’interrompis, incapable de poursuivre.
J’étais envahi par les sensations célestes, du moins par tout ce que je pouvais encore me rappeler, ou ressentir : accablé d’un chagrin que mes larmes n’auraient jamais suffi à exprimer, j’en avais le souffle coupé.
J’avais dû fermer les yeux. Car lorsque je les rouvris, je m’aperçus que Memnoch tenait mes deux mains dans les siennes. Elles étaient très chaudes, très puissantes et incroyablement douces. Comme les miennes devaient lui sembler froides. Ses mains à lui étaient plus grandes, dépourvues de toute imperfection. Les miennes étaient… étrangement blanches, fines, luisantes. Mes ongles scintillaient, comme à l’accoutumée, pareils à de la glace au soleil.
Il s’écarta, et ce fut atroce. Mes mains demeurèrent figées, jointes et totalement solitaires.
Il se tenait à plusieurs mètres de moi, le dos tourné, contemplant l’étroite bande de mer. Ses ailes, apparentes et immenses, semblaient remuer avec difficulté, comme si une tension interne l’obligeait à faire fonctionner l’appareil musculaire invisible auquel elles étaient rattachées. Il me parut parfait, irrésistible, et désespéré.
— Peut-être que Dieu a raison ! dit-il de sa voix basse aux accents pleins de fureur, les yeux toujours rivés à la mer.
— Raison à propos de quoi ?
Je me mis debout.
Il refusait toujours de me regarder.
— Memnoch, repris-je, continuez, s’il vous plaît. Par moments, j’ai l’impression que je pourrais m’effondrer sous le poids des choses que j’apprends. Mais continuez. Je vous en prie, continuez.
— C’est votre manière de vous excuser, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec douceur.
Il se tourna vers moi. Les ailes disparurent. Il se dirigea lentement vers moi, me dépassa, et revint s’asseoir à ma droite. Sa robe était bordée de petites particules de terre poussiéreuse. J’enregistrai ce détail presque machinalement. Et un minuscule morceau de feuille, de feuille verte, était resté accroché dans ses longs cheveux emmêlés.
— Non, pas vraiment, répondis-je. Ce n’étaient pas des excuses. En général, je dis exactement ce que je pense.
J’étudiai son visage – le profil sculpté, l’absence totale de poils sur une peau qui semblait magnifiquement humaine. Indescriptible. Lorsque vous admirez une statue dans une église de la Renaissance, que vous constatez qu’elle vous domine de toute sa hauteur et qu’elle est parfaite, cela ne vous effarouche pas, puisque c’est de la pierre. Mais là, c’était vivant.
Il se retourna, comme s’il venait seulement de remarquer que je l’observais. Il riva son regard au mien. Puis il se pencha en avant, les yeux limpides et striés d’une myriade de couleurs, et je sentis ses lèvres, douces, lisses et chastement humides, effleurer ma joue. Je sentis la vie qui embrasait mon être figé dans sa froidure. Je sentis une flamme ardente qui consumait chaque parcelle de mon corps, comme seul le sang pouvait le faire, le sang vivant. J’en eus un coup au cœur. J’aurais pu poser mon doigt sur ma poitrine, à l’endroit même de cette douleur.
— Mais vous, que sentez-vous ? demandai-je, refusant de me laisser envahir.
— Je perçois le sang de centaines d’êtres humains, répondit-il dans un murmure. Je perçois une âme qui en a connu un millier d’autres.
— Connu ? Ou détruit, purement et simplement ?
— Allez-vous me repousser uniquement de par votre propre haine de vous-même ? Ou vais-je poursuivre mon histoire ?
— S’il vous plaît, continuez. Je vous en prie.
— L’homme avait inventé ou découvert Dieu. (À présent, sa voix avait retrouvé tout son calme, et cette intonation polie, presque humble dans sa pédagogie.) Certaines tribus vénéraient parfois plus d’une divinité, censée avoir créé telle ou telle partie du monde. Oui, les humains savaient que les âmes des défunts survivaient ; et ils cherchaient à atteindre ces âmes en leur faisant des offrandes, qu’ils déposaient sur leurs tombes. Ils invoquaient les esprits des morts. Ils imploraient leur aide pour la chasse, pour la naissance d’un enfant, ou pour toute autre chose.
« Et tandis que nous, les anges, scrutions le Schéol du regard tout en le traversant, invisibles, notre essence ne troublant en rien ce royaume uniquement constitué d’esprits… d’âmes et rien que des âmes… nous réalisâmes que ces esprits s’affermissaient dans leur survivance grâce aux attentions que leur témoignaient les habitants de la Terre, à l’amour que leur prodiguaient les humains, et par les pensées que ceux-ci leur accordaient. C’était un processus.
« Et, à l’instar des anges, ces âmes étaient des individus dotés de divers degrés d’intelligence, d’intérêt ou de curiosité. Ils étaient les hôtes de toutes les émotions humaines, encore que pour nombre d’entre elles, fort heureusement, toute émotion fût sur le déclin.
« Certaines âmes, par exemple, se sachant défuntes, cherchaient à répondre aux prières de leurs enfants et tentaient activement de leur donner des recommandations, faisant appel à toute la force qu’elles étaient à même de rassembler pour s’adresser à eux d’une voix spirituelle. Elles luttaient pour leur apparaître. Parfois, l’espace de quelques instants fugitifs, elles y parvenaient, attirant à elles quelques particules tourbillonnantes de matière, par la seule puissance de leur essence invisible. Parfois aussi, elles se rendaient visibles dans des rêves, lorsque l’âme de l’humain endormi s’ouvrait à d’autres âmes. Elles parlaient à leur progéniture de l’amertume et des ténèbres de la mort, et leur disaient qu’ils devaient se montrer courageux et forts durant leur vie. Elles leur donnaient des conseils.
« Et, pour certains tout du moins, ces esprits semblaient savoir que la foi et les attentions de leurs fils et filles les renforçaient. Ils sollicitaient des offrandes et des prières, et leur rappelaient leurs devoirs. Ces âmes étaient, dans une certaine mesure, les moins confuses, excepté pour une chose. Elles pensaient avoir vu tout ce qu’il y avait à voir.
— Aucune notion du Ciel ?
— Non, et, de plus, nulle lumière et nulle musique ne pénétraient le Schéol. De là, on ne voyait que l’obscurité et les étoiles, et la population de la Terre.
— Intolérable.
— Non, pas si vous considérez que vous êtes un dieu pour vos enfants et que vous pouvez encore puiser de l’énergie à la seule vue des libations qu’ils répandent sur votre tombe. Pas si vous vous réjouissez que certains prêtent l’oreille à vos conseils et que vous vous fâchez quand d’autres s’y refusent, et pas si vous pouvez communiquer occasionnellement, parfois avec des résultats spectaculaires.
— Oui, bien sûr, je comprends. Car c’étaient des dieux aux yeux de leurs enfants.
— Des dieux ancestraux d’un certain type. Rien à voir avec le Créateur. Comme je le disais, les humains avaient des idées précises sur l’une et l’autre de ces questions.
« Je fus peu à peu très absorbé par toute la question du Schéol. Je le parcourus en tous sens. Certaines de ces âmes ignoraient qu’elles étaient mortes. Elles savaient juste qu’elles étaient perdues, aveugles et misérables, et elles ne cessaient de pleurer, comme des nourrissons. Elles étaient si faibles que je ne crois même pas qu’elles sentaient la présence des autres âmes.
« D’autres, en revanche, s’illusionnaient totalement. Elles se croyaient encore vivantes ! Elles pourchassaient leur famille, essayant vainement d’obliger le fils ou la fille oublieux à écouter, alors que ceux-ci ne pouvaient évidemment pas les voir ou les entendre ; et elles, les âmes qui se croyaient encore en vie, n’avaient pas l’idée de réunir de la matière pour se rendre visibles ou apparaître en rêve aux vivants, parce qu’elles ignoraient qu’elles étaient défuntes.
— Oui.
— Certaines âmes comprirent qu’elles étaient des fantômes le jour où elles sont arrivées chez les mortels. D’autres pensaient qu’elles étaient vivantes et que le monde entier s’était ligué contre elles. D’autres encore se contentaient de dériver çà et là, voyant et entendant les bruits des vivants, mais de loin, dans une sorte d’état de stupeur ou dans un rêve. Et certaines mouraient.
« Il arrivait qu’elles s’éteignent sous mes yeux. Et je réalisai bientôt qu’un grand nombre d’entre elles périssaient. L’âme agonisante vivait une semaine, parfois un mois, en termes de durée humaine, après qu’elle se fut séparée du corps, conservant sa forme, avant de commencer à s’évanouir. L’essence se dispersait progressivement, comme le faisait celle d’un animal au moment de sa mort. Envolée dans les airs, retournant sans doute à l’énergie et à l’essence divines.
— C’est ce qui se produisait vraiment ? demandai-je sur un ton plein de désespoir. Leur énergie retournait vers le Créateur ; la lueur d’une bougie retournait aux flammes éternelles ?
— Je ne sais pas. Je n’ai rien vu de cela, de ces petites flammes voguant vers le Ciel, entraînées là-haut par un embrasement à la fois tendre et puissant. Non, je n’ai rien vu de tel.
« Depuis le Schéol, la Lumière de Dieu n’était pas visible. Et, pour le Schéol, la consolation divine n’existait pas. C’étaient pourtant des êtres spirituels, créés à notre image et à Son image, et à laquelle ils se raccrochaient, aspirant à la vie après la mort. Là était toute leur angoisse. Leur ardent désir d’une vie après la mort.
— Et s’il ne se passait rien au moment du décès, l’âme s’éteignait-elle alors tout simplement ? demandai-je.
— Non, absolument pas. Leur aspiration semblait innée. Cette aspiration devait mourir par elle-même, avant que l’âme ne se délite. Certes, au Schéol, les âmes passaient par une multitude d’expériences, et celles qui avaient acquis le plus de vigueur se percevaient en tant que dieux, ou en tant qu’humains ayant franchi le royaume du Créateur ; et ces âmes gagnaient en puissance au point de régner sur les autres, de les fortifier parfois et de les empêcher de se dissiper.
Il marqua un temps, comme s’il ne savait comment poursuivre. Puis il reprit :
— Certaines âmes avaient une appréhension différente des choses. Elles savaient qu’elles n’étaient pas des dieux, mais des humains défunts. Elles étaient conscientes qu’elles n’avaient pas le droit de changer la destinée de ceux qui leur adressaient des prières ; et n’ignoraient pas que les libations étaient essentiellement symboliques. Ces âmes connaissaient la signification du concept de symbole. Elles savaient. Elles se savaient mortes et égarées. Elles se seraient réincarnées si elles avaient pu. Car c’était là, dans la chair, que résidaient toute la lumière, la chaleur et le bien-être qu’elles avaient jamais connus et pouvaient encore voir. D’ailleurs, il arrivait que, justement, elles y parviennent !
« J’en fus le témoin de diverses façons. Je vis ces âmes descendre délibérément pour prendre possession d’un mortel hébété, s’emparer de ses membres et de son cerveau et vivre à l’intérieur de lui jusqu’à ce que l’homme ait repris suffisamment de force pour rejeter cette âme. Vous connaissez ces choses-là. Tout le monde connaît ces phénomènes de possession. Vous avez vous-même possédé un corps qui n’était pas le vôtre, et votre corps s’est retrouvé habité par une autre âme.
— En effet.
— Mais c’étaient les balbutiements d’une telle invention. Et observer ces âmes dotées d’intelligence qui en apprenaient les règles, les voir acquérir chaque fois plus de puissance, était un spectacle digne d’attention.
« Et ce qui ne manquait pas de m’effrayer, étant l’Accusateur que j’étais, horrifié par la Nature, comme Dieu l’appelle, c’est que j’étais bien obligé d’admettre que ces âmes avaient une influence sur les vivants, hommes et femmes ! À l’époque, certains humains étaient déjà devenus des oracles. Ils fumaient, ou buvaient une sorte de potion qui rendait leurs esprits passifs, de façon qu’une âme défunte puisse parler par leur voix !
« Et parce que ces esprits puissants – puisque je me dois maintenant de les nommer esprits – parce que ces esprits puissants ne savaient rien d’autre que ce que l’univers et le Schéol avaient pu leur enseigner, ils risquaient d’inciter les humains à commettre de terribles erreurs. Je les ai vus exhorter les hommes à se battre ; je les ai vus ordonner des exécutions. Je les ai vus exiger des sacrifices humains.
— Vous avez assisté à la Création de la religion par l’homme, dis-je.
— Oui, si tant est que l’homme puisse créer quoi que ce soit. N’oublions pas Qui est notre Créateur à tous.
— Les autres anges, comment réagissaient-ils face à ces révélations ?
— Nous nous réunissions, échangions nos histoires, ébahis, puis repartions pour nos explorations ; nous étions plus que jamais engagés dans ce qui se passait sur Terre. Mais, essentiellement, les opinions des anges différaient. Certains, les Séraphins principalement, considéraient que l’ensemble du processus était absolument merveilleux ; que Dieu méritait un millier d’antiennes pour glorifier sa Création qui aboutissait à un homme capable de se muer en une divinité invisible, et qui pouvait ensuite mettre en œuvre une plus grande énergie à survivre ou à guerroyer.
« Puis il y avait ceux qui pensaient : “C’est une erreur, une abomination ! Ces âmes humaines se prennent pour des dieux ! C’est ignoble et cela doit cesser sur-le-champ !”
« Mais il y eut aussi ma réaction passionnée : “C’est vraiment effroyable, et cela va conduire à des désastres qui ne pourront aller qu’en empirant ! C’est le commencement d’une ère totalement nouvelle pour la vie humaine, désincarnée, mais néanmoins intentionnelle et ignorante, qui acquiert de la force de seconde en seconde, et emplit l’atmosphère terrestre de puissantes entités perturbatrices aussi ignares que les humains autour desquels elles tourbillonnaient.”
— Je suis sûr que d’autres anges partageaient votre point de vue.
— En effet, certains se montraient tout aussi véhéments, mais, comme disait Michaël : “Crois en Dieu, Memnoch, Qui a fait cela. Dieu connaît l’ordre divin des choses.”
« C’est avec Michaël que j’avais les conversations les plus approfondies. D’ailleurs, Raphaël, Gabriel et Uriel, qui ne faisaient pas partie de cette mission, n’étaient pas descendus. La raison en est fort simple : ces quatre-là ne partent presque jamais ensemble. C’est pour eux une loi, une coutume, une… une vocation, que deux d’entre eux restent toujours au Ciel, à la disposition de Dieu ; et les quatre ne s’en vont jamais ensemble. Dans ce cas précis, Michaël fut le seul à souhaiter m’accompagner.
— Cet Archange Michaël existe-t-il toujours ?
— Évidemment qu’il existe ! Vous ferez sa connaissance. Vous pourriez le rencontrer dès à présent, si vous en avez envie, mais non, il ne viendrait pas. Il ne viendrait pas. Il est du côté de Dieu. Mais vous le connaîtrez si vous vous joignez à moi. En fait, vous pourriez être étonné de constater combien Michaël peut se montrer bien disposé à l’égard de mes efforts. Car mes préoccupations ne sont sûrement pas irréconciliables avec le Ciel, ou sinon, je ne serais pas autorisé à faire ce que je fais.
Il me décocha un regard pénétrant.
— Actuellement, tous ceux du bene ha elohim que je vous ai décrits sont vivants. Ils sont immortels. Comment pouvez-vous penser qu’il puisse en être autrement ? Certes, selon moi, certaines des âmes qui vivaient au Schéol à l’époque n’existent plus aujourd’hui, mais peut-être sont-elles encore là, sous une autre forme que Dieu connaît.
— Je comprends. Ma question était stupide, admis-je. Mais tandis que vous observiez tout ceci, et que vous en étiez empli de crainte, comment rattachiez-vous ces phénomènes aux assertions de Dieu à propos de la nature ? Et au fait que vous deviez voir que l’humanité lui appartenait ?
— Je n’y parvenais pas, excepté par le pouvoir du perpétuel échange d’énergie et de matière. Les âmes étaient énergie ; pourtant, elles conservaient une connaissance de la matière. Mais, au-delà de ce raisonnement, il m’était impossible de concilier les deux. Michaël, lui, avait un point de vue différent. Nous étions sur un escalier, n’est-ce pas ? Les molécules les plus basses de matière inorganiques constituaient les marches inférieures. Ces âmes désincarnées occupaient la marche au-dessus de l’homme, mais en dessous des anges. Aux yeux de Michaël, tout ceci ne faisait qu’une longue procession, mais, encore une fois, Michaël ne doutait pas que Dieu accomplissait tout cela délibérément et que telle était sa volonté.
« Mais moi, je n’arrivais pas à y croire ! Parce que la souffrance des âmes m’horrifiait. Michaël en était choqué, également. Il se bouchait les oreilles. Et la mort des âmes m’horrifiait. Si les âmes pouvaient vivre, alors pourquoi ne pas le leur faire savoir ! Étaient-elles à jamais condamnées à exister dans ces ténèbres ? Qu’y avait-il d’autre dans la nature d’aussi immuable ? Étaient-elles devenues des astéroïdes sensibles décrivant à jamais une orbite autour de la planète, pareils à des lunes hurlant, criant et pleurant ?
« Je demandai à Michaël : “Que va-t-il se passer ? Les tribus prient des âmes différentes, qui sont devenues leurs dieux. Certaines sont plus fortes que d’autres. Regarde les guerres partout, regarde les batailles.”
« “Voyons Memnoch, répondit-il, les primates l’ont fait avant même d’avoir une âme. Tout dans la nature mange, et est mangé. C’est ce que Dieu essaie de t’expliquer depuis que tu as commencé à hurler tes protestations suscitées par les cris de souffrance émanant de la Terre. Ces âmes-dieux-esprits sont l’expression des humains, ils font partie de l’humanité, sont issus des humains et sont entretenus par eux, et même si ces esprits gagnent en puissance au point de manipuler subtilement les gens, ils n’en sont pas moins nés de la matière et appartiennent à la Nature, comme Dieu l’a dit.”
« “Ainsi donc la nature est-elle une gigantesque et indicible horreur, rétorquai-je. Il ne suffit pas que le requin avale tout entier le bébé dauphin et que le papillon soit broyé entre les crocs du loup qui le déchiquète, oublieux de sa splendeur. Cela ne suffit pas. La nature doit aller plus loin, et arracher à la matière ces esprits tourmentés. La nature est très proche du Paradis, mais elle en est également si loin que seul le Schéol fera la réputation de ce lieu.”
« Ces propos scandalisèrent Michaël. On ne parle pas de la sorte à l’Archange Michaël. Cela ne passe pas. Aussi se détourna-t-il immédiatement de moi, mais sans colère et sans redouter lâchement que la foudre de Dieu ne me rate d’un millimètre et ne fracasse son aile gauche. Il s’écarta donc sans un mot, comme pour dire, Memnoch, tu es impatient et déraisonnable. Puis il revint vers moi et me dit avec miséricorde : “Memnoch, tu n’approfondis pas assez les choses. Ces âmes n’en sont qu’au commencement de leur évolution. Qui sait quelle force elles peuvent encore acquérir ? L’homme est entré dans l’invisible. Qu’adviendra-t-il s’il est destiné à devenir comme nous ?”
« “Mais comment cela se peut-il, Michaël, demandai-je. Comment ces âmes peuvent-elles savoir ce que sont les anges et ce qu’est le Ciel ? Crois-tu que si nous nous rendions visibles et si nous leur expliquions qu’elles… “Je m’étais alors interrompu. Même moi, je savais que c’était inconcevable. Je n’aurais pas osé. Pas une seule fois durant des millions d’années, je n’aurais osé.
« Or, cette pensée ne nous était sitôt pas venue à l’esprit que nous la ressassions déjà et que les autres anges nous rejoignaient à leur tour, disant : “Écoutez, les vivants savent que nous sommes ici.”
« “Comment est-ce possible ?” m’étonnai-je. Quelle que fût la peine que j’éprouvais pour l’humanité, je ne trouvais pas que les hommes et les femmes étaient très malins. Ces anges répondirent alors :
« “Certains ont perçu notre présence. Ils l’ont sentie, comme ils sentent la présence d’une âme défunte. C’est avec cette même partie de leur cerveau qu’ils perçoivent d’autres phénomènes invisibles ; je vous dis que nous avons été repérés et que ces gens vont maintenant se mettre à nous imaginer. Vous verrez.”
« “Cela ne peut être le souhait de Dieu, dit Michaël. Je propose que nous retournions au Ciel sans tarder.”
« La majorité des anges fut aussitôt d’accord avec lui, approuvant de cette façon qui leur était propre, sans un son. Je me tenais à l’écart, observant cette multitude.
« “Eh bien ? dis-je. Dieu m’a confié une mission. Je ne pourrai pas revenir tant que je n’aurai pas compris, insistai-je. Or, je ne comprends toujours pas.
« Il s’ensuivit alors une grande discussion. Finalement, Michaël m’embrassa comme les anges s’embrassent toujours, tendrement, sur les lèvres et les joues, puis il remonta au Paradis, suivi de toute la cohorte.
« Et je restai là, seul sur la Terre. Je n’adressai pas la moindre prière à Dieu ; je ne prêtai aucune attention aux hommes ; je regardai en moi-même et me demandai ce que j’allais faire. Je ne tenais pas à être considéré comme un ange. Je ne désirais pas davantage être vénéré comme l’étaient ces âmes survivantes. Pas plus que je ne souhaitais irriter Dieu ; mais il me fallait m’acquitter de Son commandement. Je me devais de comprendre. À présent, j’étais invisible. Mais si je parvenais à faire ce que faisaient ces âmes ingénieuses, à rassembler la matière autour de moi pour me constituer un corps en réunissant suffisamment de minuscules particules dans tout l’univers ? Du reste, qui savait, mieux que moi, de quoi l’homme était composé, moi qui l’avais vu évoluer depuis ses tout premiers stades, qui, mieux que moi, connaissait la composition des tissus, des cellules, des os, des fibres et de la matière grise du cerveau ? Excepté Dieu ?
« C’est donc ce que je fis. Je concentrai toute ma volonté et toutes mes forces pour me fabriquer une enveloppe de chair humaine, sans qu’il n’y manquât rien, et je choisis – sans même y réfléchir – d’être mâle. Ceci nécessite-t-il une explication ?
— Non, pas vraiment, répondis-je. Je suppose que vous aviez été le témoin de suffisamment de viols, d’accouchements et de luttes impuissantes pour faire le choix le plus judicieux. Du moins, c’est mon cas.
— Effectivement. Mais parfois je me demande. Je me demande si les choses auraient été complètement différentes si j’avais choisi d’être femme. J’aurais pu. Les femmes nous ressemblent davantage, vraiment. Pourtant, si nous sommes l’un et l’autre, nous sommes sûrement plus homme que femme, mais pas à parts égales.
— Si j’en juge par ce que vous m’avez montré de vous-même, je suis plutôt d’accord.
— Voilà. Je me dotai donc d’une enveloppe charnelle. Cela prit un peu plus de temps que prévu. Je devais évoquer consciemment la moindre parcelle de savoir de ma mémoire angélique ; je devais me construire un corps, puis y introduire mon essence, exactement comme l’essence de la vie s’y serait naturellement trouvée ; et il me fallait m’y abandonner, c’est-à-dire pénétrer à l’intérieur de ce corps, y entrer vraiment, le remplir jusqu’à ses extrémités et ne pas céder à la panique. Ensuite, il me faudrait voir par ses yeux.
Je hochai lentement la tête, ébauchant un sourire. Ayant renoncé à mon corps de vampire pour celui d’un humain, je pouvais sans peine imaginer une petite partie de ce que Memnoch avait expérimenté. Je n’allais pas me vanter d’avoir compris.
— Le processus ne fut pas douloureux, reprit-il. Mais il demanda de la soumission. Et, sans raison véritable, peut-être simplement parce que c’est la Nature, pour reprendre le mot favori de Dieu, je gainai mon être, mon essence propre, d’une forme charnelle. Seules mes ailes furent complètement exclues du projet ; aussi me retrouvai-je avec la taille d’un ange, et, lorsque je m’avançai vers les eaux claires d’une mare toute proche pour m’y regarder, je vis pour la première fois Memnoch sous une apparence matérielle. Je me vis exactement tel que j’étais, avec mes cheveux blonds, mes yeux, ma peau ; tout ce dont Dieu m’avait doté sous une forme invisible avait maintenant pris chair.
« Immédiatement, je réalisai que c’était trop ! J’étais trop grand, trop massif ; j’étincelais de mon essence intérieure ! Cela ne pouvait pas fonctionner. Si bien que j’entrepris sur-le-champ de remodeler tout mon corps aux dimensions humaines, jusqu’à ce que je parvienne à la taille d’un homme.
« Vous saurez comment accomplir tout ceci une fois que vous serez avec moi, si toutefois vous choisissez de venir, de mourir et d’être mon lieutenant. Mais laissez-moi vous dire dès à présent que ce n’est ni impossible, ni simple. Cela n’a rien à voir avec le fait de presser les touches du clavier d’un ordinateur complexe, en restant assis à regarder la machine effectuer une à une les manipulations demandées. D’un autre côté, ce n’est pas encombrant ni excessivement prenant. Cela nécessite simplement un savoir, une patience et une volonté angéliques.
« Un homme se tenait donc maintenant tout près de la mare, nu, le cheveu blond et l’œil clair, ressemblant fort à nombre de ceux qui vivaient dans la région, quoique peut-être plus proche de la perfection, et pourvu d’organes sexuels de taille raisonnable, mais pas démesurée.
« Et tandis que mon essence pénétrait ces organes, les testicules et le pénis, pour être précis, j’éprouvais une sensation qui m’avait été totalement étrangère lorsque j’étais un ange. Totalement étrangère. C’était un mélange de plusieurs conceptions. Je connaissais la masculinité ; je connaissais maintenant par expérience une certaine vulnérabilité humaine, et non plus seulement en l’observant ou en la percevant chez autrui ; et je fus très surpris de constater comme je me sentais puissant.
« Je m’étais attendu à trembler d’humilité sous cette forme ! À frissonner d’indignité à la seule pensée de la petitesse de mon être, de mon immobilité et d’une kyrielle d’autres choses – de celles que vous avez ressenties lorsque vous avez troqué votre corps de vampire contre celui d’un homme.
— Je m’en souviens parfaitement.
— Mais il n’en fut rien. Je n’avais jamais été matériel. Je n’avais jamais, jamais pensé à le devenir. Pas une seule fois, pas une seule, il ne m’était même venu à l’idée de me demander à quoi je pourrais ressembler dans un miroir terrestre. Je connaissais mon image d’après sa réflexion dans les yeux des autres anges. Je connaissais les parties de mon corps pour les avoir vues de mes yeux angéliques.
« Mais désormais, j’étais un homme. Je sentais mon cerveau à l’intérieur de mon crâne. J’en percevais le mécanisme humide, compliqué et quasi chaotique ; ses couches et ses couches de tissus, qui renfermaient les premiers stades de l’évolution, couplées avec une profusion de cellules du cortex dans une organisation qui paraissait complètement illogique et néanmoins tout à fait naturelle, dès lors que vous saviez ce que moi, un ange, je savais.
— Quoi, par exemple ? demandai-je, le plus courtoisement possible.
— Que les émotions situées dans le lobe limbique de mon cerveau pouvaient s’emparer de moi sans s’être d’abord manifestées à ma conscience, ce qui ne peut se produire chez un ange. Nos émotions ne peuvent échapper à notre pensée. Il nous est impossible d’éprouver une terreur irrationnelle. Du moins, je ne crois pas. Et je ne le pensais sûrement pas à l’époque, lorsque j’étais sur terre, dans la peau d’un homme.
— Auriez-vous pu être blessé, voire tué, sous cette forme ? demandai-je.
— Non, je vais y venir, justement. Comme je me trouvais dans une région sauvage et boisée, dans cette vallée qui est la Palestine, je ne sais si vous la connaissez, et, du reste, elle ne s’appelait pas encore comme ça, comme j’étais là, donc, conscient que ce corps pouvait être dévoré par des bêtes féroces, je me créai, à partir de mon essence angélique, un bouclier extrêmement efficace. Il réagissait électriquement. C’est-à-dire que lorsqu’un animal s’approchait de moi, ce qui arriva quasiment immédiatement, il était repoussé par ce bouclier.
« Et, ainsi protégé, je décidai de me diriger vers les installations des hommes alentour et de les observer, sachant pertinemment que personne ne pouvait me faire de mal ou m’attaquer. Je ne tenais pas à avoir l’air d’un phénomène miraculeux. Au contraire, j’allais donner l’impression d’esquiver les coups si j’en recevais et m’efforcer d’agir de manière à passer totalement inaperçu.
« J’attendis la tombée du jour et gagnai le campement le plus proche, le plus vaste et le plus puissant de tous, au point qu’il exigeait à présent un tribut des campements avoisinants. Il était immense, circulaire et entouré de murailles, avec des petites huttes dans lesquelles vivaient hommes et femmes. Un feu brûlait dans chacune d’elles. Il y avait également une place centrale où tout le monde se réunissait, et des portes que l’on verrouillait la nuit venue.
« Je me glissai à l’intérieur, et, accroupi près d’une hutte, je passai des heures à surveiller les faits et gestes de ses habitants au crépuscule et durant la soirée. Je me faufilai de place en place. Je scrutai à travers l’encadrement des petites portes. Et je vis une foule de choses.
« Le lendemain, je me postai dans la forêt. Je suivis la piste d’une troupe de chasseurs, m’évertuant à ne pas me faire remarquer, sans pour autant les perdre de vue. Sitôt que quelqu’un m’apercevait, je m’enfuyais en courant, ce qui semblait être l’attitude la plus appropriée et la plus logique. Personne ne partit à mes trousses.
« Durant trois jours et trois nuits, je restai à épier la vie prospère de ces humains, ce qui me permit de découvrir leurs limites, les besoins et les maux de leur corps ; j’en vins aussi bientôt à comprendre leur désir physique, car, soudain, je le sentis qui s’enflammait à l’intérieur de moi.
« Voici comment c’est arrivé. C’était le crépuscule. Au troisième jour. J’avais fini par tirer un grand nombre de conclusions expliquant pourquoi ces gens-là ne faisaient pas partie de la Nature. J’avais tout un tas d’arguments à exposer à Dieu. J’étais sur le point de partir.
« Mais il était une chose qui avait toujours fasciné les anges, et que je n’avais pas encore expérimentée par moi-même : l’union sexuelle. Or, lorsque l’on est un ange invisible, on peut s’approcher tout près de ces couples, regarder dans leurs yeux mi-clos, entendre leurs cris, effleurer les seins enfiévrés des femmes et entendre leur cœur palpiter.
« Je l’avais fait d’innombrables fois. Et, à présent, je réalisais que vivre – pour de vrai – cette union passionnée pouvait, dans mon cas, s’avérer crucial. Je connaissais la soif, je connaissais la faim, la douleur et la lassitude, je savais comment ce peuple vivait, ce qu’il ressentait et pensait, et ce que ces êtres se racontaient entre eux. Mais je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il se passait pendant les rapports sexuels.
« Au crépuscule de ce troisième jour, comme je me tenais sur ce rivage, ici même, loin, très loin du campement que je regardais sur ma droite, à des kilomètres, vint alors vers moi, comme surgie de nulle part, une femme très belle, une Fille de l’Homme.
« J’avais vu des centaines de belles femmes ! Comme je vous l’ai dit, lorsque mes yeux s’étaient pour la première fois posés sur la beauté féminine… avant que la peau des hommes ne devienne si lisse et si douce… cela avait été pour moi l’un des chocs de l’Évolution Physique. Durant ces trois jours, j’avais observé à distance de nombreuses femmes superbes. Mais, de par mon subterfuge, je n’avais pas osé m’en approcher trop près. J’étais un être de chair et j’essayais de passer inaperçu.
« Mais, comprenez bien, cela faisait trois jours que j’avais ce corps. Et les organes de ce corps, parfaitement constitués, réagirent immédiatement à la vue de celle qui s’avançait hardiment le long du bord de mer, cette fille rebelle, sans la garde d’un homme ou d’autres femmes, jeune, belle, téméraire, dotée de longs cheveux, et qui paraissait vaguement fâchée.
« Elle était habillée d’une simple peau de bête qui lui arrivait aux genoux, la taille sanglée par une ceinture de cuir mâché, et elle était pieds nus. Ses cheveux étaient longs et noirs, et ses yeux bleus, ce qui constituait une combinaison fort séduisante. Son visage, très juvénile, exprimait la colère et la rébellion ; cette fille semblait en proie à la douleur, à l’imprudence et au désir de se faire du mal.
« Elle me vit.
« Elle s’immobilisa, consciente de sa vulnérabilité. Et moi, ne m’étant jamais soucié de me vêtir, j’étais là, nu, à la regarder. Et mon organe se mit à la convoiter, immédiatement et violemment ; j’entrevis alors la promesse de ce que cette union pouvait être. Ce fut la première manifestation du véritable désir. Durant ces trois jours, j’avais vécu en pensant comme un ange. À présent, le corps parlait et je l’écoutais avec des oreilles angéliques.
« Au lieu de chercher à s’enfuir, elle s’avança de quelques pas ; et, dans la hardiesse de son cœur, elle prit la décision, selon j’ignore quelle expérience, de m’ouvrir les bras si je la voulais. Avec le plus délicat et le plus gracieux des déhanchements qu’elle accompagna d’un geste de sa main droite, soulevant sa chevelure puis la laissant retomber, elle me le fit savoir.
« J’allai vers elle. Elle me prit la main et me fit gravir ces rochers, là-bas où se trouve la caverne que vous apercevez, juste à votre gauche, en haut de la pente. C’est là qu’elle m’emmena, et le temps que nous atteignions l’entrée, je constatais qu’elle brûlait de désir pour moi tout comme je m’enflammais pour elle.
« Cette fille n’était pas vierge. Quelle que fût son histoire, elle n’ignorait rien de la passion. Elle savait ce que c’était, elle la recherchait, et le mouvement de ses hanches en venant à ma rencontre avait été délibéré. Et, lorsqu’elle m’embrassa et fourra sa langue dans ma bouche, ce fut en connaissance de cause.
« Je succombai. Je la retins un bref instant, juste pour la regarder, dans sa mystérieuse beauté matérielle, être de chair et de putréfaction qui, néanmoins, pouvait rivaliser avec n’importe quel ange, puis je lui rendis ses baisers, brutalement, ce qui la fit rire tandis qu’elle pressait ses seins contre moi.
« Au bout de quelques secondes, nous tombâmes tous deux sur le sol moussu de la caverne, comme j’avais mille fois vu des mortels le faire. Et lorsque je sentis mon organe s’introduire en elle, lorsque je sentis la passion, je sus alors ce qu’aucun ange ne pouvait savoir ! Cela n’avait rien à voir avec la raison, l’observation ou la compassion, ni avec le fait d’écouter, d’apprendre ou d’essayer de comprendre. J’étais dans sa chair, consumé par le désir, tout comme elle, et les tendres muscles de son petit vagin duveteux m’enserraient comme si elle voulait me dévorer tandis que je m’enfonçais en elle, encore et toujours ; puis, à l’apogée de son plaisir, le sang lui monta au visage, son regard chavira et les pulsations de son cœur se calmèrent.
« Je parvins au même stade. Je sentis ma semence jaillir de mon corps dans le sien. Je la sentis qui emplissait la cavité étroite et chaude. Mon corps continua d’onduler au même rythme, puis la sensation, cette sensation indicible et totalement nouvelle, reflua lentement pour disparaître tout à fait.
« Allongé à ses côtés, épuisé, le bras passé autour d’elle, ma bouche chercha sa joue pour l’embrasser ; puis, à toute vitesse et dans sa propre langue, je lui soufflai ces mots : “Je t’aime, je t’aime, je t’aime, belle et douce créature, je t’aime !”
« Elle y répondit par une sorte d’abandon et un sourire respectueux, puis, se blottissant contre moi, elle parut sur le point de pleurer. Son insouciance l’avait conduite à la tendresse ! Son âme souffrait au-dedans d’elle, je le percevais à travers la paume de ses mains !
« Toutefois, il régnait en moi le tumulte de la connaissance ! J’avais ressenti l’orgasme ! J’avais connu les sensations physiques les plus abouties, celles que les humains éprouvent lorsqu’ils s’accouplent ! Je fixais le plafond, incapable de bouger ou de parler.
« Puis, peu à peu, je me rendis compte que quelque chose l’avait alarmée. Elle s’accrocha à moi, puis se mit à genoux, et s’en fut en courant.
« Je me redressai. La lumière était descendue du Ciel ! Elle venait du Ciel, c’était la lumière de Dieu et elle me cherchait ! Je me relevai en toute hâte et me précipitai dehors.
« “Je suis là, Seigneur ! m’écriai-je. Seigneur, je suis empli de joie ! Mon Dieu, qu’ai-je ressenti, ô Seigneur !” Et, comme je laissai échapper une antienne grandiose, mes particules matérielles commencèrent à se dissoudre autour de moi, comme si la puissance de ma voix angélique m’en dépouillait ; je repris alors ma taille véritable, étendis mes ailes et me mis à chanter pour remercier le Ciel de ce que j’avais vécu entre les bras de cette femme.
« La voix de Dieu me parvint, calme mais emplie de courroux.
« “Memnoch ! dit-Il. Tu es un Ange ! Et que fait donc un Ange, un Fils de Dieu, avec une Fille de l’Homme !”
« Avant que j’aie pu répondre, la lumière s’était retirée, me laissant dans le tourbillon dont mes ailes étaient prisonnières. La femme mortelle était toujours là, sur le rivage, mais, ayant vu et entendu quelque chose d’inexplicable, elle s’enfuit, terrifiée.
« Elle se mit à courir et je fus quant à moi transporté jusqu’aux portes du Ciel ; alors, pour la première fois, ces portes m’apparurent dans toute leur hauteur et leur volume, comme elles vous sont apparues, et elles me claquèrent au nez. La lumière me frappa et je me vis redescendre, contre mon gré, plongeant verticalement, comme vous, lorsque vous étiez dans mes bras, seulement j’étais seul, tout seul ; une fois de plus, j’avais été renvoyé contre la terre humide, invisible mais meurtri, brisé et en larmes.
« “Toi, mon Veilleur, qu’as-tu donc fait ?” fit la voix de Dieu que j’entendis, basse et assurée, à mon oreille.
« Je me mis à pleurer, irrépressiblement. “Seigneur, mon Dieu, c’est un terrible malentendu. Laissez-moi… laissez-moi vous exposer mon cas…”
« “Reste donc avec les mortels que tu aimes tant ! répliqua-t-Il. Laisse-les subvenir à tes besoins, car je ne t’écouterai pas tant que ma colère ne sera pas apaisée. Étreins cette chair pour laquelle tu te consumes, et dont tu es souillé. Tu ne reviendras pas te présenter à moi tant que je ne t’aurai pas envoyé chercher, car telle est ma volonté.”
« Le vent s’éleva à nouveau, tourbillonnant, et, comme je me retournais, je constatai que j’avais perdu mes ailes et repris ma taille et mon apparence humaines.
« J’étais dans le corps que je m’étais créé, généreusement reconstitué pour moi par le Tout-Puissant, jusque dans ses moindres cellules, et je gisais sur le sol, endolori et affaibli, triste et gémissant.
« Je ne m’étais jusqu’ici jamais entendu pleurer avec ma voix d’homme. Mais je le faisais tout bas. Je n’étais pas empli de défi ou de désespoir. Car j’étais bien trop convaincu que j’étais encore un ange. Et bien trop sûr de l’amour que Dieu me portait. Je savais qu’il était furieux contre moi, certes, mais Il l’avait déjà été souvent, si souvent.
« J’étais en proie à la douleur de la séparation d’avec Lui ! Je ne pouvais pas monter au Ciel au gré de mon désir ! Je ne pouvais pas quitter ce corps. Et, comme je me relevais en levant mes bras, je réalisai que je tentais de le faire de tout mon être, et que je n’y parvenais pas ; alors, la tristesse m’envahit, si intense, si présente et si absolue que je ne pus que baisser la tête.
« La nuit était tombée. Le firmament, parsemé d’une multitude d’étoiles, me parut si loin qu’il me sembla que je n’avais jamais connu le Paradis. Je fermai les yeux et je perçus alors les plaintes des âmes du Schéol. Je les entendis se presser autour de moi, me demandant qui j’étais, quelle était cette scène à laquelle elles avaient assisté, et quand j’avais été jeté sur Terre. Jusqu’ici, j’avais pu aller et venir inaperçu, ma métamorphose avait été silencieuse et secrète, mais, comme Dieu m’avait renvoyé ici-bas, j’avais fait une chute spectaculaire sous ma forme angélique pour me retrouver aussitôt sous une apparence humaine.
« Tout le Schéol bruissait de curiosité et d’excitation.
« “Seigneur, que dois-je leur raconter ? Aidez-moi !” priai-je.
« Me parvint alors le parfum de la femme non loin de moi. Je me retournai et la vis qui rampait prudemment dans ma direction. Lorsqu’elle regarda mon visage, qu’elle vit mes larmes et mon désespoir, elle s’avança hardiment, colla ses seins chauds contre mon torse et prit ma tête entre ses mains tremblantes.